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The Examination

© Lucas Truffarelli

Spectacle présenté par la Compagnie Brokentalkers, d’Irlande, dans le cadre des Chantiers d’Europe du Théâtre de la Ville / Les Abbesses – Spectacle surtitré en français.

On est en milieu carcéral et deux points de vue s’affrontent sur les conditions de vie en prison, celui d’un détenu et celui d’un examinateur.

Côté jardin, un écran en forme de maison capitonnée. Devant, l’examinateur fait une conférence. Il montre le visage d’un détenu et tient un discours scientifique sur les caractéristiques de la figure du criminel. « Certains visages font peur » démontre-t-il en disséquant les traits et en montrant que la prédestination criminelle y serait inscrite. On pense à Stanley Milgram et à ses recherches sur la soumission à l’autorité. Début didactique, tandis que côté cour, un homme-gorille, vraisemblablement l’objet de cette observation, est assis à la table. L’examinateur s’en approche. L’homme-gorille quitte sa cagoule animale et son visage apparaît. Un visage, comme tous les visages. Il prend la parole.

S’engage alors un duo-duel entre les deux où la fouille à corps est d’une grande violence verbale sur les gestes obligés et la dignité qui s’absente. « Déshabille-toi ! » hurle l’examinateur devenu maton, inversant ici les rôles et le langage, le gorille étant une autre désignation du gardien de prison. « La prison doit être dissuasive » continue placidement le chercheur-examinateur-maton et plus tard psychiatre. L’identité se résume en un matricule, l’eau froide est en hiver et le rasage aléatoire, les lingettes demandées jamais obtenues, toutes choses concrètes de la vie quotidienne en milieu fermé, sujettes à caution.

Retour sur les conditions d’incarcération en 1830, de l’isolement. Une sonnerie perce les discussions, comme une fin de parloir. Le détenu dénonce le bruit perpétuel à devenir fou, les listes interminables et l’appel des prisonniers rythmant les journées, les odeurs repoussantes, les mouches, la détresse, l’absence des droits humains de base, la régression jusqu’à l’état animal – transfigurée ici par le gorille – les tatouages assimilés à des signes de criminalité, les violences contre soi-même, la dépossession. Sur l’écran reprend le discours scientifique et distant, démonstration sur le cerveau.

La vie carcérale passe aussi par des périodes de crises, notamment crise psychotique pour certains détenus. Quand les soins de base sont souvent absents, le médical soudainement se déploie, la cellule se capitonne et la liste des médicaments s’allonge. Il perd ses forces et telle une marionnette fait ce qu’on attend de lui. Retour sur le gorille tel un animal de cirque dans le cercle de lumière et objet d’examen, le face à face avec un psychiatre qui vous classe dans une colonne, son diagnostic incontrôlable.

Dans la machine judiciaire on trouve, au-delà des traits dessinés par certaines branches mandarinales de la science, les vulnérables et les opprimés dit une voix enregistrée. « On a aussi de la bonté » reconnait le détenu dans sa recherche d’alternative à la violence et « une chance de montrer qu’on a changé. » En fin de spectacle cette même voix parle du milieu social dont sont issus les prisonniers – le bas de l’échelle – et de l’histoire familiale basée sur la loi du plus fou ;  de l’importance de lutter contre la pauvreté. « Il y a de l’espoir, pour tout le monde » ajoute-t-elle.

Le travail proposé par les Brokentalkers, est fascinant, la forme théâtrale très élaborée – lumières, scénographie, jeu – le texte, issu de recherches historiques, se base aussi sur de nombreux entretiens menés avec des détenus condamnés à perpétuité, dans les prisons irlandaises. Les deux acteurs, Gary Keegan et Willie White sèment le trouble dans ce jeu larvé de la vérité. Gary Keegan est le cofondateur, avec Feidlim Cannon, de la Compagnie Brokentalkers en 2001, qui expérimente des méthodes de travail singulières à partir d’un processus collaboratif et parle du monde d’aujourd’hui. Connue au plan international, elle met en jeu les expériences de personnes de tous horizons et de toutes disciplines, artistes et non-artistes. Brokentalkers a obtenu pour The Examination, lors du Dublin Fringe Festival 2019, le Prix de la Meilleure Production et celui du Meilleur Interprète pour Willie White qui tient le rôle du détenu. Le parcours de cet acteur, très reconnu en Irlande, a valeur d’exemplarité car dans sa jeunesse il est lui-même passé par la case prison.

La cruauté et la violence de la situation retiennent le spectateur et le parcours de Jean Genêt refait surface avec ses mots pleins d’humanité, écrits dans le Journal du voleur : « Je me suis voulu traître, voleur, pillard, délateur, haineux, destructeur, méprisant, lâche. À coup de hache et de cris, je coupais les cordes qui me retenaient au monde de l’habituelle morale, parfois j’en défaisais méthodiquement les nœuds. Monstrueusement, je m’éloignais de vous, de votre monde, de vos villes, de vos institutions. Après avoir connu votre interdiction de séjour, vos prisons, votre ban, j’ai découvert des régions plus désertes où mon orgueil se sentait plus à l’aise. » Brokentalkers honore ici la fonction du théâtre, par l’invitation à réflexion en termes de justice sociale et de citoyenneté.

Brigitte Rémer, le 15 mai 2022

Avec Gary Keegan et Willie White – direction artistique Feidlim Cannon et Gary Keegan – collaboration artistique Rachel Bergin – collaboration scientifique Professeure Catherine Cox – décor et construction Ger Clancy – lumières Stephen Dodd – costumes Sarah Foley – animation Gareth Gowran – composition musicale et son Denis Clohessy – collaboration aux mouvements Eddie Kay – directeur de production Anthony Hanley – régie plateau Grace Donnery – régie lumières Dara Hoban.

Du 11 au 13 mai 2022 – Théâtre de la Ville / Les Abbesses – 31 rue des Abbesses. 75018. Paris – site : theatredelaville-paris.com – tél. : 01 42 74 22 77.